©Caroline Doutre

L'interview de MARIE-ANGE NGUCI

Publiée dans le PROG n°203 de Juin 2023

« A chaque concert, rechercher l’équilibre »

La jeune pianiste franco-albanaise a toujours impressionné par son talent et sa maturité, et c’est avec plaisir qu’elle revient au festival de la Grange de Meslay.

Jouer dans un lieu comme la Grange de Meslay comporte-t-il des contraintes particulières ?

Pas des contraintes, mais une nécessaire adaptation, qui n’est d’ailleurs pas liée qu’à la Grange de Meslay ! En tant que pianiste, on doit s’adapter à la salle, mais aussi à l’instrument car ce n’est jamais le nôtre. Donc il faut à chaque concert rechercher un nouvel équilibre, se familiariser avec le piano, très vite. C’est absolument passionnant de renouveler à chaque fois cette expérience, trouver l’adéquation avec l’acoustique du lieu, le public, les éventuels partenaires, pour s’approcher le plus possible de notre vision du répertoire. 

Toutes les salles sont chargées d’Histoire, mais c’est encore plus prégnant à Meslay, où j’ai l’impression que la terre et la charpente ont aspiré les âmes du passé qui avaient élu la Grange pour y jouer, pour son caractère atypique et hors du temps.  

Vous y présenterez un récital autour de Schumann, Scriabine et Rachmaninov : comment avez-vous choisi ce programme ?

La Kreisleriana de Schumann, la sonate nº5 en fa dièse majeur de Scriabine et les variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov sont trois œuvres reliées par certains éléments thématiques et musicaux, mais aussi par leur hommage au passé et leur ouverture sur l’avenir.

Schumann propose une musique complexe, presque hallucinée, très imagée… La Kreisleriana est basée sur l’œuvre éponyme d’Hoffmann, et elle puise donc ses racines dans l’évocation littéraire, et l’invocation d’un imaginaire particulier, poignant, en terminant sur l’un des plus grands points d’interrogation de la musique romantique pour piano ! C’est un morceau puissant émotionnellement, et doux au niveau de la nuance. C’est une œuvre qui me tient beaucoup à cœur. 

Dans la même veine, les variations de Rachmaninov sont aussi une œuvre forte de l’évocation, c’est une des premières œuvres qu’il a dédiée au piano. Rachmaninov est un maître de la variation, dans toute sa diversité, son aspect multifacettes et toute la transcendance qu’elle offre. Avec cette série de variations basées sur le prélude en do mineur de Chopin, une marche funèbre, il nous offre des variations exceptionnelles, lourdes et riches de sens, avec un final plein de brio et d’énigmes.

Quant à la 5e sonate de Scriabine, elle est le point de rupture dans sa création pianistique : entre influence des maîtres du passé, et son style propre, qui deviendra unique, dirigé vers l’invocation des puissances surnaturelles, tout un monde ésotérique, fort chez lui.

Récitals, répétitions,… Comment s’organise aujourd’hui votre quotidien ?

Il y a un peu de tout ! Répéter, voyager, c’est une vie merveilleuse, mais tout cela prend du temps. Et sur mon temps libre, le plus important à mes yeux est d’écouter les collègues en concert, écouter aussi ce qu’ils ont à dire sur mes concerts, car ces échanges sont constructifs. Ces conversations entre pairs brisent la solitude, et nous sommes les mieux placés pour savoir que cette vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille ! S’épauler et s’inspirer mutuellement, avec honnêteté, ce n’est pas toujours simple, mais c’est un aspect merveilleux du métier.

Et vous envisagez de développer vos activités à la direction d’orchestre, que vous avez étudiée ?

J’espère pouvoir continuer à vivre entourée de musique le plus longtemps possible. Et j’ai toujours senti que cela ne saurait se confiner au piano, qui est un instrument remarquable, hors du commun grâce à son ouverture sur tout le répertoire. Mais j’espère un jour pouvoir étendre mon travail à la direction d’orchestre, pour répondre à ma fascination pour le répertoire symphonique.

A quel âge vous êtes-vous rendu compte que la musique deviendrait votre métier ?

Cela n’a jamais vraiment été une décision, cela s’est fait naturellement. Je viens d’une famille d’économistes, très liée avec les « vrais » métiers, donc plus jeune je n’avais aucun doute sur le fait que je suivrais leurs pas. Mais la vie en a décidé autrement. Je suis infiniment reconnaissante à mon entourage d’avoir encouragé ma passion, respecté mes envies, et de m’avoir permis de m’y consacrer avec bienveillance, mais aussi avec lucidité, en m’avertissant des difficultés inhérentes à la vie d’artiste. Je ne me suis donc jamais clairement dit « je ferai ça », mais en même temps cela ne pouvait pas être autre chose. 

Et au fil de votre parcours, avez-vous eu de bonnes ou de mauvaises surprises ?

Tout dépend si on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide ! Dans ce métier, il y a toujours moyen d’aller plus loin, de s’améliorer, de travailler encore plus. Chaque fois qu’on s’asseoit devant l’instrument, ce sera différent, et c’est toute la beauté de ce métier ! Plus le cadrage (la méthode de travail, d’analyse, la curiosité) est solide, plus notre personnalité peut s’exprimer. Il faut garder la tête froide en ayant le cœur chaud. 

Et que faites-vous juste avant d’entrer en scène ?

Il y a toujours ce moment suspendu, lorsque je quitte l’arrière-scène pour aller vers l’instrument. Un chemin parfois court, parfois long, qu’on ne vit pas vraiment, c’est un entre-deux, on pénètre dans un monde et un moment dans lequel on invite le public à nous rejoindre. 

Et les trois objets que vous emmenez toujours en tournée ?

Un carnet qui ne me quitte jamais, pour noter les choses qui me viennent, sur les œuvres, les concerts, ou des souvenirs à conserver, ce qui permet aussi de briser la solitude. Ne renions pas l’électronique : j’ai aussi de quoi écouter de la musique, un téléphone ou autre chose. Et puis il y a tout le côté pratique, brosse à dents, ou chaussettes… J’ai dû en semer à travers les cinq continents ! 

En concert le 18 juin à 11h au festival La Grange de Meslay - www.festival-la-grange-de-meslay.fr

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